Papilles et Molécules de François Chartier (compte-rendu)

Il y a quelques semaines, à l’annonce de la publication du livre Papilles et Molécules, je prenais position dans ce blogue et émettais quelques réserves vis-à-vis des travaux récents de François Chartier. Or, afin de rendre justice à ce dernier et à son travail, pour lesquels j’ai beaucoup d’admiration, j’ai pris la peine de lire son ouvrage. Bien que j’aie un certain nombre de réserves envers le livre, il faut admettre que, du point de vue de la sommellerie, Chartier est en train de réaliser une véritable révolution qui va transformer la façon dont nous concevons les accords mets et vins.

François Chartier est bien connu au Québec. Premier Canadien à remporter à Paris le Grand Prix Sopexa International du meilleur sommelier au monde en 1994, il devient à partir de 1995 chroniqueur à la télé et à la radio, et ensuite au journal La Presse en 2002. Dès 1996, il lance La Sélection Chartier, son guide annuel d’achat des vins et d’harmonisation avec les mets, qui devient rapidement un best-seller. S’il ne l’a pas créée, Chartier a fortement contribué à populariser au Québec l’attention que nous portons aux accords mets et vins. Par exemple, au début des années 1990, il n’est pas nécessaire de connaître particulièrement bien les vins pour travailler comme serveur dans un restaurant à Montréal. À partir de 1995, ça devient un pré-requis indispensable. Encore aujourd’hui, lorsque les gens demandent conseils à la SAQ, l’accord mets et vins est souvent leur principal questionnement.
Depuis cette époque, Chartier a approfondi ses réflexions. Il a d’abord commencé à adapter, non plus les vins aux mets, mais bien les mets aux vins. Il s’est ainsi mis à développer des menus complets inspirés par les vins. Ceci l’a amené à découvrir la présence d’ingrédients favorisant les accords mets et vins qu’il a nommé « ingrédients de liaison ». Après cela, la découverte de la cuisine moléculaire l’a entraîné à penser le vin et son harmonisation avec les mets en terme chimique et moléculaire. Ce sont ses découvertes et ses recherches, qu’il nomme « harmonies et sommellerie moléculaire », que Chartier nous présente ici dans Papilles et Molécules, Tome 1.
À la suite de deux préfaces, des remerciements et de l’introduction de l’auteur, le livre se compose de deux sections. La première section se compose de quatre chapitres introductifs dans lesquels Chartier nous présente le chemin qu’il a parcouru au fil des ans, ainsi que les bases de l’harmonie et la sommellerie moléculaire. Il y relate entre autres le récit de sa rencontre et de sa collaboration avec Feran Adrià et Juli Soler du célèbre restaurant catalan elBulli. « Les arômes sont la pierre angulaire de la saveur d’un met, tout comme ils le sont pour un vin » (p.38). Ces arômes proviennent d’un agencement de multiples molécules aromatiques qui composent chaque aliment. Les saveurs des mets et des vins portent cependant la marque d’arômes dominants. En agençant des vins et des mets qui ont les mêmes familles d’arômes dominants, on crée des liaisons à travers lesquelles les arômes de l’un amplifient les arômes de l’autre.
La deuxième section se compose de dix-sept chapitres « harmoniques » dans lesquels sont présentées autant de familles d’arômes (Chartier lui-même n’emploie pas ce terme, mais je le trouve utile, car cela illustre bien comment il procède). Le premier chapitre porte par exemple sur l’arôme anisé/menthe. Chartier présente les différents arômes qui s’y apparentent, tel l’aneth, le céleri et le basilic, il associe principalement cet arôme au cépage sauvignon blanc et il propose différentes recettes pour réaliser des accords mets et vins. Tous les chapitres « harmoniques » sont composés sensiblement de la même manière, avec toujours des graphiques montrant les liens entre les différents arômes de ces « familles aromatiques », des suggestions de recettes et une présentation des vins dans lesquels les arômes sont dominants. Souvent, des anecdotes nous expliquent comment Chartier a découvert l’un ou l’autre de ces arômes.
De par son propos, ce livre est  unique et original. C’est à ma connaissance le premier en son genre. Il constitue une révolution dans la manière dont nous concevons les accords entre les vins et les mets et par conséquent, une révolution dans le monde de la sommellerie. Au niveau du fond, cet ouvrage constitue un incontournable pour quiconque pratique le métier de sommelier. Ceci dit, au niveau de la forme, un certain nombre d’éléments affaiblissent l’ouvrage.
Premièrement, le livre se présente d’abord comme un ouvrage à prétention scientifique, «Appuyé par une imposante littérature scientifique » (p.16). Or, si c’est le cas, cette littérature scientifique ne transparait aucunement dans le texte. En aucun endroit des sources ne sont citées pour nous dire qui a découvert les molécules aromatiques de tel met, ou de tel vin. Ainsi, lorsque Chartier nous explique que la molécule de sotolon est le chaînon moléculaire entre le vin jaune, le curry et l’érable, rien ne vient appuyer scientifiquement ses dires. Il en va de même pour tous les arômes présentés dans ce livre. Ceci laisse croire qu’il a tout découvert lui-même. Il s’agit peut être d’un choix éditorial, mais  dans un livre qui a une prétention scientifique, ça manque de rigueur. Ceci dit, le non scientifique ne sera probablement pas dérangé par ce manque.
Deuxièmement, ce livre donne l’impression d’un work in progress. Et c’est d’ailleurs ce dont il s’agit: « Je vous offre le plaisir de plonger dans mon grand livre harmonique du moment, comme un polaroïd relatant où j’en suis dans ce travail de dépistage aromatique » (Ibid). On a en effet l’impression d’un carnet personnel de recherche et de réflexions qu’on a publié en livre. Par conséquent, l’ensemble manque un peu de structure. D’une part, ceci rend le livre un peu lourd à lire, car à chaque chapitre, on ne sait trop à quel type de présentation s’attendre. D’autre part, ce manque d’organisation en fait un ouvrage de référence mal aisé à utiliser, entre autres en l’absence d’une table des matières détaillée qui permettrait par exemple de repérer rapidement les différents graphiques harmoniques.
Enfin, ce livre s’adresse principalement à des professionnels, que ce soit les chefs ou les sommeliers et non aux débutants. Les recettes suggérées sont complexes, tel un granité aux litchis, crémeux yaourt au chocolat ivoire, pamplemousse rose, Campari et fleur d’hibiscus de Patrice Demers, ou encore l’Huître meringuée elBulli « transformée ». Bonne chance aux « cuisiniers en herbes ». Le choix des recettes confère un côté un peu élitiste au travail de Chartier. Mais bon, Chartier collabore avec le meilleur restaurant au monde. Permettons-lui une certaine déformation professionnelle. Pour des accords moléculaires mets et vin plus simples, on peut toujours se référer à son guide La Sélection Chartier.
Dans l’ensemble, le livre Papilles et Molécules de François Chartier constitue un ouvrage d’une très grande originalité qui transforme la manière de concevoir les accords mets et vins. Tout sommelier qui se respecte devrait absolument lire ce livre. Les amateurs de vin et les gastronomes y trouveront également leur compte. La quête de François Chartier n’est cependant pas terminée. Nous pouvons donc nous attendre à d’autres découvertes de sommellerie moléculaire et un jour à une synthèse générale de ce nouveau champ de connaissance révolutionnaire.
CHARTIER, François, 2009 : Papilles et molécules. La science aromatique des aliments et des vins, Les éditions La Presse : Montréal.
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