Un anthropologue au Salon des vins

Du 27 au 30 mars 2008 se tenait le 8e Salon des vins et des spiritueux de Montréal. J’y suis allé avec l’intention d’en faire un compte-rendu ethnographique, c’est-à-dire de décrire le Salon comme un anthropologue décrirait une grande fête rituelle au sein d’une société lointaine et exotique. Devant tous les vins à découvrir, je suis passé du statut d’observateur à celui de participant. Voici donc mon compte-rendu. Je vais commencer en décrivant les lieux. Ensuite, je présenterai les catégories de personnes qu’on retrouve au Salon. Enfin, je décrirai les activités de certaines des catégories de personnes présentes et j’analyserai les « lieux d’interactions culturelles », soit les situations et les interactions sociales dont chaque acteur doit maîtriser les codes culturels pour agir convenablement.

Les lieux

Le 8e Salon des vins et spiritueux de Montréal se tenait au Palais des congrès de Montréal. À la porte du Salon, les gens achètent leur billet d’entrée, ainsi que les coupons permettant de déguster les vins. On fait ensuite la file pour entrer. On nous remet un guide du Salon et un verre de dégustation avec le logo de la SAQ. Une fois à l’intérieur, ce qui surprend, c’est la taille du Salon. L’espace est vaste et on ne sait pas très bien où aller. Les plafonds sont hauts, il y a de nombreux kiosques placés selon un plan quadrillé et le sol des allées est recouvert de tapis rouge. Mais surtout, il y a beaucoup de monde en ce samedi après-midi. En arrière-fond, de la musique est couverte par les bruits de la foule, qui laissent parfois entendre des messages à moitié compréhensibles où l’on invite des gens à se rendre à différents endroits. D’un côté du Salon, il y a une scène avec des rangées de tables pour les conférences et les dégustations animées. De l’autre côté, une aire où on peut s’asseoir et s’acheter à manger. Au fond, on retrouve des salles de conférences à l’entrée desquelles s’étend une file d’attente perpétuelle. En plus des kiosques des agences d’importation de vin, une poignée d’autres exposants offrent des produits en lien avec le vin, tels des revues, des alcotest, du pain ou encore les chocolats de Geneviève Grandbois.

Rapidement, on réalise que le Salon ressemble à n’importe quelle autre foire commerciale, que ce soit le Salon du livre ou le Salon des cadeaux. En tout, il y a près de cinquante exposants. La trentaine d’agences d’importation présentes cette année constituent l’élément central du Salon. Une quinzaine d’agences ont des kiosques à elles seules, alors que les autres agences les partagent à deux, trois ou quatre. Les kiosques sont en forme d’îlot, autour desquels les gens circulent. Ils sont délimités par un comptoir sur lequel sont exposés les vins à déguster et derrières lesquels plusieurs personnes présentent et servent les vins. Chaque kiosque est chapeauté de bannières annonçant clairement le nom de l’exposant qu’il abrite. Quelques exposants ont organisé leurs kiosques différemment, de sorte qu’on peut circuler à l’intérieur, tel Mondia Alliance, avec ses allées de représentants dos-à-dos, ou encore Vinitor avec son comptoir en « L » et ses trois tables hautes.

Les personnes

Cette année, selon les organisateurs, il y a eu environ 20 000 visiteurs au salon. Vendredi soir et samedi après-midi, il y avait en effet énormément de monde et on se bouscule aux kiosques pour obtenir sa ration de vin. Certains exposants semblent un peu étourdis par la marée humaine qui défile sous leurs yeux.

On observe deux grandes catégories de personnes au Salon, soit les visiteurs et les personnes qui y travaillent. Parmi les travailleurs, on trouve deux sous-catégories : d’une part, les organisateurs du Salon et le personnel de soutien, et d’autre part, les exposants. C’est avec ces derniers que le public est en contact. Cependant, les exposants ne forment pas une catégorie homogène. D’un kiosque à l’autre, on peut se retrouver à discuter avec soit le patron de l’agence, un  représentant, ou encore une personne embauchée pour l’occasion, notamment, des jeunes provenant des écoles de sommellerie du Québec et des employés de la SAQ. Enfin, plusieurs producteurs sont présents au Salon. C’est alors l’occasion de rencontrer directement des gens dont on connaît les vins, ou encore de faire des découvertes. Monsieur Bava, propriétaire de la maison du même nom dans le Piémont m’expliquant : « Lo spirito del Barbera d’Asti ». Géraud Aussendou me racontant comment en Bourgogne chez Bouchard père et fils on s’y prend pour produire 25 vins dans autant d’appellations différentes, en préservant la spécificité de chaque appellation, mais en réussissant à apposer la griffe spécifique du style de la maison. Enfin, Pierre Boiries de Ollieux Romanis me faisant découvrir ses magnifiques Côtes du Rhône.

Si les exposants et les employés sont au cœur du salon, la majorité des personnes présentes est composée de visiteurs. Eux non plus ne constituent pas une catégorie homogène : on retrouve le public en général et le public invité. Le public invité est constitué des médias, des conseillers en vins, des propriétaires d’établissements et des personnes V.I.P. On les reconnaît à leurs pochettes en plastique au cou avec des cartes d’identification de différentes couleurs. Au niveau du public en général, il existe également des distinctions que je présenterai plus loin.

Activités et interactions sociales

Les différentes activités observables au Salon suivent les divisions entre les catégories de personnes que je viens de présenter. Je décrirai ici seulement les activités des visiteurs, ainsi que celles des exposants en contact avec les visiteurs.

Les visiteurs entrent par la porte principale. Une fois à l’intérieur, ils se dirigent où ils veulent. Le guide du salon permet de savoir où se trouvent les différents kiosques, ainsi que les différents vins et producteurs. Mais de toute évidence, peu de gens ont étudié leur guide en détails et planifié leurs parcours de dégustation à l’avance. Une première observation que je peux relever est que les gens ne donnent pas l’impression de savoir où aller. La majorité des gens se déplace plutôt tranquillement en tentant de voir ce que chaque préposé des kiosques offre comme vin. Une personne remarquera une appellation qu’elle connaît et dont elle apprécie les vins, alors qu’une autre reconnaîtra les vins d’un producteur. Il est très difficile d’effectuer une dégustation ordonnée. On passe des blancs aux rouges, du Nouveau-Monde à la Bourgogne, des vins corsés aux vins légers, et ainsi de suite. Dans un tel contexte, les vins légers ne sont pas à leur avantage. Devant certains kiosques où il y a foule, on se dit qu’il doit y avoir quelque chose d’intéressant, ce qui attire davantage les gens. À d’autres kiosques, on croise le regard d’un représentant que le sort a esseulé l’espace d’un instant. C’est alors l’occasion de pouvoir discuter calmement, en attendant le prochain attroupement.

On se procure le vin en échangeant des coupons qu’on a préalablement acheté à un kiosque au coût de un dollar par coupon. Ensuite, le nombre de coupons à échanger varie en fonction du vin dégusté. Ce nombre est indiqué sur chaque bouteille. Une échelle de valeurs spécifique semble prévaloir au Salon, du moins chez certains représentants. En effet, les variations de prix en terme de nombre de coupons ne suivent pas nécessairement les variations du coût des vins. Ainsi, plusieurs vins entre 10 et 15 dollars valent un ou deux coupons par verre. Cependant, certains vins à 40 et 50 dollars sont parfois offerts à 10 ou 12 coupons le verre. Les portions servies sont en théorie de 60 ml. Mais on peut observer des pratiques non-officielles se développer. Ainsi, pour déguster un maximum de vins différents, plusieurs ne demandent que des demi-verres, ou encore demandent s’ils peuvent partager une portion à deux ou à trois. La perception des coupons se fait de manière un peu nonchalante. Néanmoins, les représentants des agences semblent plutôt préoccupés par la perception de leurs coupons, alors que les producteurs présents ne s’en formalisent pas trop.

À chaque kiosque, il y a plusieurs représentants et producteurs. Chacune de ces personnes a devant elle de cinq à huit bouteilles de vins différents. Le visiteur est libre de déguster ce qu’il veut, ou même uniquement de discuter un instant. Le personnel des agences décrivent les vins en fonction de leurs spécificités gustatives, alors que les producteurs parlent plutôt de la spécificité des sols et des différentes méthodes de vinification employées. Bref, chacun parle « son » langage. Or, si le public comprend le langage des premiers, on peut penser qu’il n’est pas interpellé par le langage des seconds, comme en témoigne l’unidirectionalité des conversations. Même moi qui m’y connait assez bien en vin, je suis rapidement dérouté par les subtilités que peuvent représenter différentes méthodes de vinification. Nous nous retrouvons ici face à un léger décalage au niveau de l’interaction culturelle où malgré un désir de communiquer ensemble, les visiteurs et les producteurs ne trouvent pas aisément un terrain d’entente.

Par ailleurs, les visiteurs qui ne sont pas nécessairement habitués à ce genre d’événement semblent en effet ne pas trop savoir comment se comporter, comme en font foi les différentes attitudes que j’ai observées. Si certains visiteurs attendent de se faire présenter tous les vins avant d’arrêter leurs choix, la plupart jettent rapidement leur dévolu sur une bouteille ou une autre. Certains se retirent aussitôt et poursuivent leur chemin, alors que d’autres restent au kiosque le temps de la dégustation. Selon les dires des responsables que j’ai questionnés à ce sujet, il y a trois types de visiteurs. Premièrement, il y a l’amateur non-connaisseur qui veut en apprendre sur le vin. Deuxièmement, il y a celui qui s’y connaît et qui désire se faire parler des vins qu’il déguste. Enfin, il y a le connaisseur qui désire s’exprimer à propos des vins qu’il déguste. Rares sont les gens qui prennent des notes. Certaines personnes crachent leur vin, geste apparemment plus populaire chez les femmes. Plusieurs hommes se promènent le verre de vin à la main. Ceci dit, je n’ai vu personne semblant être en état d’ébriété. Je ne suis cependant par resté pour observer directement le phénomène des « videurs de bouteilles », soit les gens qui, à la fermeture, vont de kiosque en kiosque pour terminer les fonds de bouteilles.

En guise de conclusion 

De manière générale, il règne au Salon une ambiance paradoxale dans laquelle on perçoit un mélange de fébrilité et de détente. Le Salon des vins peut constituer une expérience déroutante. Le Salon ne se produit qu’à chaque deux ans et la majorité des visiteurs présents ne sont pas nécessairement habitués à ce type d’événement. Par exemple, trop de gens portent du parfum, un sacrilège dans l'univers de la dégustation, ce qui démontre alors une certaine ignorance des règles culturelles liées à ce type d'événement. Ce manque d'habitude est également observable au début du Salon, alors que les gens circulent un certain temps avec leur verre vide. Ensuite, le grand nombre de vins différents disponibles est lui aussi déconcertant. Le visiteur ne sait donc pas par où commencer. Enfin, l’interaction entre les visiteurs et les préposés des kiosques ne va pas de soi. Il ne s’agit pas d’une interaction courante à laquelle les gens sont habitués. Par conséquent, chacun « invente » son style d’interaction spécifique. Du côté des préposés, certains restent assis en silence et attendent que les gens viennent, alors que d’autres interpellent les gens et les invitent à venir les voir. Du côté des visiteurs, chacun adopte le style qui lui convient. Certains sont expéditifs : ils donnent leurs coupons, pointent une bouteille et repartent. D’autres sont plus lents et s’éternisent au même kiosque. Par ailleurs, j’ai trouvé surprenant que les visiteurs n’interagissent et n’échangent pas beaucoup entre eux. Si plusieurs écoutent les discussions que les uns et les autres ont avec des exposants, il m’a semblé que les visiteurs commentaient peu entre eux. Or, s’il y a quelque chose que les amateurs de vins font normalement, c’est bien d’échanger sur le vin.

Menu