Vins de Bordeaux et conceptions contemporaines du vin

 

Ceci paraîtra peut-être comme une hérésie mais, objectivement parlant, le vin ce n’est que du jus de raisin fermenté. Tous les discours qu’on associe au vin sont de la culture. Ces discours répondent à des manières culturellement déterminées de concevoir le vin. Derrière ces discours, le vin n’est que du jus de raisin fermenté. D’ailleurs c’est ainsi que, de l’Antiquité jusqu’à très récemment, les personnes pensaient et concevaient le vin. Par exemple, pour les paysans-viticulteurs d’Europe, le vin était autrefois un produit agricole comme un autre, c’est-à-dire le plus souvent anonyme et bon marché, comme le sont aujourd’hui les tomates ou les pommes. Ainsi, la façon dont nous pensons et concevons le vin aujourd’hui, au Québec comme ailleurs dans le monde, est une conception culturelle. Cette conception du vin n’est ni naturelle ni intrinsèque au produit : elle ne va pas de soi. Elle s’est graduellement mise en place au moment où le commerce du vin s’est développé. Entre autres, cette façon de concevoir le vin est liée en partie à l’émergence des vins de Bordeaux. Voici comment cette conception du vin a émergé historiquement.

La façon dont nous concevons le vin aujourd’hui a ses racines dans l’Antiquité grecque. Il existait dès cette époque des distinctions entre différentes qualités de vin (même si le vin n’avait rien à voir avec ce qu’on connaît aujourd’hui : il s’agissait de sirop de vin qu’on allongeait d’eau et auquel on ajoutait différents aromates). Déjà, les vins issus de certaines régions étaient davantage reconnus et recherchés que d’autres et étaient l’objet d’un commerce à longue distance. Il existait même des lois pour garantir la provenance de certains vins. Évidemment, ces vins de « luxe » représentaient une part infime des vins produits et consommés à cette époque. Ils étaient réservés aux grands de ce monde, tandis que l’ensemble de la population buvait un vin anonyme produit localement.

À travers toute l’histoire du développement de la viticulture en Europe et dans le monde, il y aura toujours cette distinction entre une minorité de vins renommés et recherchés par les grands de ce monde et une majorité de vins anonymes produits et consommés par le reste de la population. Par exemple, c’est la faveur des Rois de France pour les vins de Bourgogne et de Champagne qui donnèrent aux vins produits par ces régions leur renommée, tandis que l’ensemble des régions de France produisaient des quantités de vins anonymes consommés régionalement par les populations locales.

Or, si les rois de France ont fait la renommée de la Bourgogne, de l’Hermitage et de la Champagne, ce sont les Anglais et les Hollandais qui ont fait la renommée des vins de Bordeaux. Sans entrer dans les détails, résumons en disant que les Hollandais et les Anglais sont tour à tour installés et contrôlent la région de Bordeaux au cours des 16e, 17e et 18e siècles. À partir de ce moment, Bordeaux approvisionne les marchés Hollandais et Anglais en vin. Contrairement à la France, où le vin est accessible à tout le monde, en Hollande et en Angleterre, le vin est un produit de luxe destiné aux seigneurs et aux riches commerçants, tandis que la bière et le cidre constituent les boissons alcoolisées privilégiées de l’ensemble de la population. Ainsi, sur ces marchés, le vin est davantage un produit de luxe et non un produit courant et anonyme.

C’est sur le marché anglais que se développent dès le début du 18e siècle des notions devenues centrales à notre façon de concevoir le vin aujourd’hui. Par exemple, c’est sur le marché anglais qu’on accorde une attention croissante aux distinctions entre les différents « crus » (growth) de Bordeaux, c’est-à-dire les « Châteaux » tel que Margose Wine (Margaux), ou encore aux différences de « millésime » (vintage). Ces notions, aujourd’hui centrales à l’univers du vin, n’étaient pas pertinentes pour les paysans français et démontrent l’attention que les Anglais portaient au vin. C’est enfin sur la base du prix des vins sur le marché anglais que sera établi le classement des vins de Bordeaux de 1855, classement encore en vigueur aujourd’hui.

Ainsi, avec le développement de marchés de consommation du vin dans des pays non-producteurs, tels l’Angleterre, la Hollande et d’autres marchés du Nord de l’Europe émerge une façon spécifique de concevoir le vin. Sur ces marchés, le vin n’est pas considéré comme un simple produit agricole. Le vin est un produit de luxe réservé à certains groupes sociaux. Même lorsque vin se répand dans l’ensemble de la société, chez les professionnels et les petits bourgeois, il demeure un produit de luxe consommé uniquement à certaines occasions. Ce n’est donc pas la même conception du vin que celle du paysan français ou de l’artisan et de l’ouvrier des villes pour qui le vin n’est pas un luxe mais un produit courant. Avec le développement du marché anglais pour les vins de Bordeaux, on assiste à l’apparition d’une distinction entre deux conceptions du vin : d’une part, celle des pays producteurs où le vin est pour la majorité des gens un produit agricole de consommation courante, et d’autre part, celle des pays consommateurs mais non-producteurs où le vin est un produit de luxe.

C’est dans le contexte de l’émergence de la région de Bordeaux comme région productrice privilégiée sur le marché Anglais que se développe cette deuxième conception du vin. Par conséquent, au fur et à mesure qu’augmente la consommation de vin sur ce marché ou que de nouveaux marchés se développent dans les colonies d’origine anglo-saxonne, notamment au Canada ou aux États-Unis, cette conception du vin se répand ainsi que la préférence pour les vins de Bordeaux. Par ailleurs, notons que les consommateurs anglais s’intéressent également aux vins des autres régions reconnues en France comme la Bourgogne et l’Hermitage. Au fur et à mesure que s’élargit le marché des pays consommateurs mais non-producteurs de vin, cette conception du vin comme produit de luxe se répand. C’est par exemple la conception du vin qui prévaut au Québec avant les années 1960.

À partir des années 1960, grâce à l’enrichissement des populations en Occident et au développement des moyens de transport, la demande mondiale pour le vin explose pour devenir graduellement ce qu’elle est aujourd’hui. Le marché des pays consommateurs mais non-producteurs devient de plus en plus important. Parallèlement, la conception que les populations de ces pays ont du vin devient également plus répandue. C’est dans cette mouvance qu’apparaissent les différents chroniqueurs en vin, tels que Michael Broadbent et Hugh Johnson en Angleterre, Robert M. Parker Jr. aux États-Unis ou encore Michel Phaneuf au Québec.

Avant cette époque, la littérature et les « discours » sur le vin sont exclusivement français. Avec l’émergence des chroniqueurs et d’une littérature anglaise spécialisée sur le vin, le discours dominant sur le vin devient anglo-saxon. Simultanément, la conception anglo-saxonne du vin comme étant un produit de luxe devient dominante, d’abord dans les pays consommateurs non producteurs et ensuite au sein même des pays producteurs. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les discours sur le vin d’un vieux vigneron français et d’un producteur de vin actuel. Ce dernier risque davantage de parler du vin au travers l’idiome de la critique internationale du vin que le vieux vigneron.

Aujourd’hui, le vin cesse d’être considéré comme un aliment et est de plus en plus considéré comme un produit occasionnel réservé aux occasions festives. Toutes les statistiques nationales le démontrent : la quantité de vin consommée par habitant dans les pays traditionnellement producteurs diminue constamment, mais la quantité consommée de vin de qualité supérieure augmente. Ceci démontre un changement d’attitude et de mentalité. Ainsi, même dans les pays producteurs, les gens sont passés d’une conception du vin comme « aliment », comme « produit agricole anonyme », à une conception du vin comme « produit de luxe occasionnel ». Bref, ils sont passés à la conception du vin qui s’est développé en Angleterre depuis le 18e siècle.

Or, en même temps que se répand cette conception du vin, la proéminence des vins de Bordeaux s’étend à l’ensemble du monde. D’ailleurs, la France a découvert les vins de Bordeaux après les Anglais et les Hollandais. Bordeaux est aujourd’hui la région française dont les vins sont les plus consommés dans le monde. Bordeaux est au premier rang des AOC françaises exportatrices avec 214 millions de bouteilles exportées dans le monde en 2007. Ceci ce vérifie au Québec : le rapport annuel de la SAQ de 2006 place Bordeaux en tête de liste des appellations les plus vendues au Québec. Les cépages traditionnels de la région de Bordeaux, tels le Cabernet-Sauvignon, le Merlot et le Cabernet-Franc, sont également les plus répandus dans le monde. Enfin, l’archétype des vins de Bordeaux est celui qu’on cherche le plus à imiter et à reproduire ailleurs dans le monde : au Chili, en Australie, en Californie et même en Italie (les « super toscans » visaient explicitement à reproduire en Toscane le style bordelais avec l’utilisation des mêmes cépages).

L’histoire des vins de Bordeaux est ainsi très instructive. Alors que cette région se développe suite à la demande des marchés anglais et hollandais, une conception particulière du vin comme produit de luxe se met en place. Les autres régions du monde ont aujourd’hui adhéré à cette conception du vin, cherchant même parfois à imiter le style des vins de Bordeaux. Enfin, ce discours et cette conception du vin sont aujourd’hui devenus hégémoniques, c’est-à-dire qu’ellels sont aujourd’hui la manière « naturelle » et quasi-unique de penser et de concevoir le vin partout à travers le monde. Par exemple, dire que le vin n’est rien de plus qu’un produit agricole, ou encore rien de plus que du jus de raisin fermenté, passe désormais pour une hérésie. Or, c’est à Bordeaux, dans sa relation avec le marché anglais, que s’est développée cette conception culturelle du vin, à travers laquelle nous pensons aujourd’hui le vin? de manière inconsciente.

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