Révolution de la mise en bouteille

Lorsqu’on débouche une bouteille de vin, on a parfois l’impression d’effectuer un geste millénaire. Pourtant, le commerce du vin en bouteille est une activité relativement récente.

 

Les gens s’imaginent souvent que l’on boit du vin en bouteille depuis des siècles, alors que jusque dans les années 1960 le vin se commercialisait quasi exclusivement en fut. En effet, c’est uniquement depuis les années 1960 et 1970, concurremment avec l’internationalisation croissante du marché du vin, que la bouteille est devenue le médium à travers lequel s’effectue la vente au détail du vin. La bouteille existait déjà auparavant, mais à partir de ce moment elle se généralise. Ceci impose alors une adaptation technique aux caves désireuses d’embouteiller leur produit.


 

La mise en bouteille du vin est une activité beaucoup plus complexe qu’il peut sembler à première vue, car elle nécessite un contrôle parfait de la fermentation.

Un producteur doit en effet s’assurer de conférer à son vin une grande stabilité avant l’embouteillage afin qu’une fois en bouteille celui-ci ne se détériore pas. En effet, un vin qui n’a pas été stabilisé risque d’évoluer trop rapidement et les corps solides de se précipiter. Tant qu’il est conservé en fût, il existe des moyens pour corriger les défauts éventuels du vin qui peuvent se développer. C’est-à-dire que par l’adjonction de certaines substances, ou même de vin jeune, il est possible de « soigner » une cuve qui est en train de mal tourner. Auparavant, les vignerons et les négociants disposaient d’un savoir-faire populaire et de différents remèdes leur permettant d’intervenir dans les cuves. Mais à partir du moment où le vin est mis en bouteille, il n’y a plus moyen de le corriger, et si le vin tourne, il est perdu. Par conséquent, les producteurs doivent s’assurer que le vin soit entièrement stabilisé avant la mise en bouteille. Pour cela, il faut une maîtrise parfaite des processus entourant la fermentation du vin.


 

Ceci est aujourd’hui rendu possible:

  • D’une part, grâce au développement de l’œnologie, qui est la science du vin, et de façon appliquée l’étude chimique de la préparation et de la conservation du vin.
  • Et d’autre part grâce à la technologie qui permet d’intervenir et d’appliquer concrètement les principes de l’œnologie.

L’œnologie confère ainsi aux producteurs une maîtrise totale et entière de la fermentation du vin, et rend possible la mise en bouteille. Ceci implique alors des investissements, d’une part pour l’acquisition de ce savoir œnologique, et d’autre part pour l’achat ou la location des équipements nécessaires au contrôle des fermentations.


 

Pour les producteurs de vin, loin d’être une simple formalité se limitant par exemple à l’achat des équipements nécessaires à l’embouteillage, le développement de la mise en bouteille à la propriété constitue au contraire un défi qui a révolutionné partout en Europe les façon traditionnelles de faire le vin.

Elle a radicalement transformé les méthodes de vinification en imposant des exigences qui n’existaient pas auparavant. Parallèlement, elle a transformé les contextes de production. Comme l’indique Juste (1990), la mise ne bouteille a transformé les rapports humains entourant la production de vin : « … le viticulteur, petit ou grand, consulte des organismes ou des individus spécialisés. Son père, son oncle ou son voisin, bref, tous ceux qui autrefois constituaient une réserve de savoir facilement accessible, sont aujourd’hui dépassés par la vitesse à laquelle évoluent les techniques. Les voies traditionnelles et ancestrales de la transmission du savoir sont désormais rompues. (…) la formation du jeune viticulteur se veut maintenant très scolaire. Il se doit de maîtriser des techniques de base en biologie, chimie, pédologie, mais aussi, gestion d’entreprise et commerce » (Juste, 1990 :98).


 

Ainsi, toujours selon Juste, si la science et la technologie ont investi les vignobles, c’est principalement dans les caves et les chais qu’elles ont radicalement transformé les façons de travailler, causant même parfois une rupture entre les savoir-faire traditionnels et les connaissances modernes. En effet, face aux nouvelles connaissances qu’exige désormais la production de vin, les anciens savoirs populaires s’avèrent désormais insuffisants.


JUSTE, H.,1990: Influence des technologies sur une société vigneronne: le cas de Moulis en Médoc, Mémoire de maîtrise en anthropologie, Université de Montréal.