Le vin Fifty Shades of Grey Red Satin

J’étais l’invité de Catherine Perrin à l’émission Médium large pour discuter du nouveau vin : Fifty Shades of Grey Red Satin. D’entrée de jeu, disons qu’il s’agit de marketing et d’une forme de « branding » (création et gestion de marques). Dans une perspective anthropologique, le branding consiste à prendre des produits industriels indifférenciés et de leur ajouter du sens, des significations, pour justement les différencier et ainsi interpeller les publics cibles auxquels ils sont destinés. Les gestionnaires de marques et les publicitaires trouvent ces significations dans la société, dans la culture dans laquelle on vit. Dans le cas du vin Red Satin, les significations ajoutées sont justement celles associées au roman et à l’univers de Fifty Shades of Grey.

 


Cette forme de branding ne correspond pas à ce que nous sommes habitués de voir dans l’univers du vin. C’est pourquoi ce vin nous interpelle, nous intrigue, ou encore nous choque et nous apparaît, finalement, comme un produit commercial.

Or, il existe du branding dans le vin, mais qui est souvent subtil et caché derrière des notions qui nous semblent « naturelles » et non pas ajoutées au vin. Il s’agit d’une part des régions et des appellations et d’autre part des noms de domaines et de châteaux. Les appellations (Bordeaux, Bergerac, Champagne, etc.) sont des marques collectives qui appartiennent à l’ensemble des producteurs d’une région donnée, tandis que les noms de domaine sont des marques individuelles. Si ces éléments nous apparaissent plus « naturels » et vont de soi dans l’univers du vin, il faut comprendre que le discours sur les appellations contrôlées est un discours commercial, comme je l’explique dans mon dernier livre. C’est une forme particulière de marketing qui invoque des éléments culturels (tradition, lieu, terroir, etc.) que les producteurs mettent de l’avant dans leurs pratiques et leurs discours. Mais c’est avant tout un discours qui sert des fins commerciales et qui sert justement à différencier les produits.

Dans le cas du vin Fifty Shades of Grey, il n’y a pas d’appellation ou de nom de domaine. Il y a seulement une région : la Californie. Les raisins peuvent ainsi provenir de partout en Californie, probablement de « Central Valley ». Nous n’avons donc aucun repère pour juger à l’avance des qualités éventuelles contenues dans ce vin. Le nom Fifty Shades of Grey n’est d’aucune utilité pour garantir ou nous donner une idée concernant les caractéristiques organoleptiques de ce vin. Objectivement, il s’agit d’un vin d’un beau rouge rubis assez soutenu. Les parfums sont principalement fruités avec du cassis et de la framboise et un côté boisé et cacaoté bien présent. En bouche, les arômes suivent le nez. Le vin est assez savoureux, bien équilibré et avec des tanins souples et fondus. La finale est boisée et cacaotée et offre une certaine persistance. C’est un vin accessible, charmeur et facile à apprécier et qui plaira au grand public. Les amateurs éclairés trouveront probablement qu’il manque de personnalité.

 

Ce vin peut, à première vue, nous paraître novateur dans sa démarche marketing. Mais lorsqu’on y réfléchit un peu, on peut faire des parallèles avec d’autres approches comparables. Premièrement, ce n’est pas nouveau que des gens fassent produire et embouteiller du vin à leur nom. Pensons par exemple à Ricardo et à François Chartier. Ceux-ci utilisent alors leur nom comme une marque (Ricardo est une marque) pour donner des significations spécifiques à leurs vins et utilisent la notoriété de leurs noms pour attirer l’attention des médias et l’intérêt des consommateurs vers leurs vins. Plus loin encore, on trouve un procédé semblable dans le cas des restaurateurs qui, auparavant, offraient un « vin maison », c’est-à-dire un vin d’un producteur quelconque embouteillé au nom et à l’effigie de leurs restaurants. Dans ce cas-ci, l’auteure de Fifty Shades of Grey a collaboré à la définition du style de son vin.

Deuxièmement, il s’agit d’un produit dérivé, comme on en a vu d’autres autour de nombreux films à succès. On utilise un nom déjà connu pour faire vendre toute sorte de produits. Dans le cas du vin, quelques exemples me viennent à l’esprit et on pourrait probablement en trouver d’autres. D’abord, il y a le Château Ragoût de La petite vie. Également, il y a une quinzaine d’années, il y a eu le vin de Maurice Richard. Enfin, certains se souviendront peut-être du vin Satisfaction/Rolling Stones et toute une série de vins « Rock N’Roll » (produit par la même entreprise que les vins Fifty Shades of Grey). La question qui se pose ici est de savoir si ce vin est fait pour accompagner les autres produits dérivés de Fifty Shades of Grey…?

L’étiquette de la bouteille est intéressante. Elle dit peu de choses sur le vin, entre autres concernant son origine ou son encépagement, mais elle en donne une petite description. L’étiquette représente une plaque de métal antidérapante comparable à celle qu’on trouve sur les véhicules d’urgence (camions de pompiers, ambulances). On peut éventuellement faire un lien avec l’uniforme de ces métiers (pompiers, infirmiers/infirmières) et l’univers S&M. Le vin rouge porte le nom de « Red Satin » (satin rouge) et le vin blanc celui de « White Silk » (soie blanche), donc deux étoffes reconnues pour leur chic, leur souplesse et leur douceur. Il y a ici une opposition symbolique intéressante entre le métal et le satin (ou la soie), le froid et le chaud, entre la dureté et la douceur. Concernant le vin « Red Satin », le lettrage est de couleur rouge, ce qui symbolise le sang, au même titre que le vin lui-même. En effet, depuis deux millénaires en Occident, dans le rituel chrétien de l’eucharistie (la communion), le vin symbolise le sang du christ. On se retrouve donc ici devant plusieurs connotations sémiologiques de l’univers sadomasochiste qui caractérise le roman Fifty Shades of Grey.

 

Enfin, on peut se demander à qui s’adresse ce vin. On peut se demander quelles seront les motivations pour acheter ce vin, car comme je le disais, la marque Fifty Shades of Grey ne nous renseigne aucunement sur les qualités du vin. Ce n’est donc pas pour le vin que nous achèterons ce produit, mais pour d’autres raisons, consciemment ou inconsciemment. Évidemment, les admirateurs du livre Fifty Shades of Grey et qui aiment le vin seront heureux de se le procurer. Pour d’autres, ce sera la curiosité de partager un petit engouement social. Or, l’achat de ce vin, comme tout produit de consommation n’est pas anodin. Quand nous consommons, nous redéfinissons continuellement notre identité, à nos yeux et aux yeux ces autres. L’achat du vin Fifty Shades of Grey pourrait ainsi constituer une forme d’affirmation sur soi, entre autres par rapport à nos préférences sexuelles. À l’occasion d’une « date », si j’apporte ce vin, qu’est-ce que ça signifie ? Ou encore, si vos invités l’apportent chez vous ce samedi, devez-vous vous questionner à leur sujet ? Bref, un excellent marketing qui suscite la discussion. En somme, voilà encore une belle façon (détournée) d’utiliser les pulsions sexuelles pour nous faire acheter des produits.

Émission Médium large du 22 janvier 2015. Entrevue diffusée à 9h50

 

 

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